Sauverons-nous vraiment notre langue ?

Voilà maintenant quelques décennies, disons deux pour ne pas avoir l’air trop ringard, que je fais des rencontres dans les écoles du Québec et d’ailleurs au Canada. Lors de cette même période, j’ai vu passer bien des commentaires quant à la nécessité de sauvegarder notre belle langue française. J’ai applaudi l’idée de la loi 101 et dénoncé les excès, inconcevables, dont ont fait preuve, récemment, certains des fonctionnaires chargés de veiller à son application. J’ai compris, ce jour-là d’ailleurs, que, contrairement à ce qu’affirmait ma grand-mère, le ridicule ne tue pas. Bref, en ce qui me concerne, depuis toutes ces années, ma passion de la langue française a survécu, contre vents et marées, aux assauts du temps.

Cela dit, je me questionne sérieusement sur notre capacité collective à vraiment faire en sorte que notre langue commune soit sauvegardée. Le doute me titille. L’inquiétude me bouscule dans certaines de mes certitudes. Et si nous n’arrivions plus à transmettre la force et la beauté de cette langue? Et si les semeurs de catastrophes avaient raison en pointant de leur doigt accusateur les nouvelles technologies et ces façons de rédiger en limitant le nombre de caractères? Essayez donc d’imaginer comment Marcel Proust réagirait face à cette réalité. En quelques décennies, écrire est passé d’une époque où le style et le vocabulaire avaient encore du sens à celle où ce qui importe, c’est le nombre de caractères. Époque oblige : la quantité aux dépens de la qualité n’est pas une tendance spécifique au style. Aurons-nous, dans un avenir plus ou moins proche, des penseurs et des philosophes synthétisant leur pensée en 140 caractères? Brillant exercice! Presque une prouesse écologique : on économise du papier.

Mais je m’égare. Revenons à mon propos. S’il est un lieu où la langue française se doit d’être présente dans toute sa splendeur, c’est bien à l’école. Sur le principe, tout le monde est d’accord. Mais dans les faits, qu’en est-il? Certes on y apprend à lire et à écrire. Mais, comment se fait-il qu’on n’y apprenne pas à parler, ou plutôt à savoir prendre la parole. Je ne parle pas là de l’exercice consistant à présenter un exposé. J’entends par prendre la parole savoir exprimer, clairement et sans crainte de le faire, des idées, des points de vue, des émotions, des rêves. J’entends par là ne pas craindre de lire un texte à voix haute avec ce plaisir des mots et du récit. Rien à voir avec cet ânonnement (j’assume pleinement la désuétude du terme) pénible dont chacun souffre, l’émetteur autant que le récepteur, lors de la présentation de certains exposés.

On me répondra, bien sûr, que cela se fait déjà. Tant mieux. Alors, allons plus avant. Combien d’adultes éprouvent du plaisir à lire, véritablement, un texte aux élèves, quel que soit leur niveau scolaire? Un véritable texte qui les touche avant même de savoir s’il pourra intéresser leurs élèves. Pourquoi ce moment heureux ne serait-il réservé qu’aux enfants de la maternelle; ce qui, du même coup, infantilise cette démarche? N’y a-t-il pas meilleure pédagogie que celle de l’exemple? Voilà, à mon humble avis, un espace qui mérite d’être développé dans les classes. Lire, lire et lire. Lire de la poésie, plonger les oreilles dans la musique de la langue demandant aux élèves de se laisser bercer plutôt que de questionner. A-t-on vraiment besoin de savoir le sens du mot micocoulier pour en goûter la musicalité et laisser notre imagination lui donner un sens? Pourrions-nous cesser de toujours considérer notre rapport à notre langue sous l’angle fonctionnel? Lui redonner cette place qui fera en sorte qu’on pourra, peut-être, enfin la considérer sous un autre jour que celui des contraintes.

Il en va de même pour l’écriture. D’où vient cette crainte de bien des gens, y compris dans le monde de l’éducation, d’écrire? De la peur de faire des fautes? De ce que la complexité de notre langue écrite a laissé comme souvenirs désagréables? Quelle que soit la raison, une réalité demeure : nous devons apprendre à écrire à nos élèves. Comment ces derniers perçoivent-ils cette activité? Tout dépend, bien évidemment, de la nature de leur maîtrise des codes linguistiques. Ceux qui les possèdent ont du plaisir. Les autres non. Cela signifie-t-il pour autant qu’ils et elles ne soient pas capables d’écrire? Ce plaisir de l’écriture, il doit venir avant tout de la capacité de savoir créer des histoires, d’avoir des choses à dire. Nul besoin pour cela de maîtriser, au départ, la règle d’accord du participe passé. Il suffit de savoir développer son imaginaire. Or, apprend-on à l’enfant comment développer son imaginaire? On lui demande de faire preuve d’imagination, de dépasser les stéréotypes télévisuels. Parfait pour certains. Et les autres, ceux et celles dont on dit qu’ils n’ont pas d’imagination, ils font quoi? On les laisse sur le bord du chemin qui mène droit au désaveu de la langue. L’imaginaire, comme la musique ou le sport, se développe en s’exerçant. Problème : la didactique n’est pas souvent complice de l’imaginaire. Dommage ! D’autant plus qu’il existe de superbes façons, ludiques et créatrices, de plonger au cœur de cet univers. Il ne suffit pas d’admirer Alice au pays des merveilles, il faut se lancer à la poursuite du lapin et s’acoquiner avec le Chapelier fou.

J’ai un rêve en tête : et si l’école, en plus de sa fonction de base, se donnait le mandat de plonger les élèves, et tout le personnel, dans une immersion totale de cette langue, belle, musicale et jouissive. Peut-être qu’alors nous n’aurions plus peur comme société de la perdre. Elle serait enracinée.