Parfois le doute m’assaille

   Tout a commencé dans l’autobus. Mais, le gros de la crise est survenu dans le métro de Montréal, un matin à l’heure de pointe. D’abord une sensation de malaise rapidement suivie d’une crise profonde de doute. Je sais bien que c’est assez surprenant en cette époque où l’on ne doute plus. Une image du film 2001 Odyssée de l’espace est venue soudain heurter ma mémoire, telle un météorite : des ordinateurs qui se comportaient comme des humains. Un doute m’a alors assailli. Et si l’humain se comportait désormais comme un ordinateur ?

   Pourquoi une telle réaction ? Tout simplement la vue de tous ces gens rivés à leurs gadgets électroniques, symboles de la communication instantanée et de l’abolition de la distance. Mais, ce qui m’a le plus frappé, c’est ce jeune homme, penché sur son téléphone cellulaire et qui «lisait» une bande dessinée. Les guillemets accolés au verbe lisait sont la marque même de mon doute et du questionnement qu’il provoque. Il lui était impossible de visualiser une vignette entière. Il devait donc mettre en œuvre cette faculté d’animation digitale qui consiste à caresser la surface de l’écran et à observer, rapidement, chaque partie de l’image, détail par détail. Pour moi, vieux lecteur de bande dessinée, ce fut un choc. Mais comment peut-il réussir à lire dans ces conditions ?

    Quand le doute m’assaille, je ne m’abstiens pas, bien au contraire. Je questionne, je fouille, je creuse. Ce que j’ai découvert me fascine et me déroute à la fois. Je me sens totalement en phase avec ce que Pascal exprimait à propos de l’infiniment petit dans l’infiniment grand, la première proposition me situant parfaitement bien par rapport à la seconde : l’espace de mes découvertes. « Le cerveau humain n’était pas programmé pour être capable de lire. Il l’était pour sentir, entendre, parler regarder… Mais nous n’étions pas programmé génétiquement pour apprendre à lire.» C’est le neuroscientifique français Stanislas Dehaene, spécialiste de l’imagerie mentale, qui tient ses propos. Évidemment, on pourra me dire que nous sommes loin de la salle de classe et des débats sur les méthodes les plus efficaces pour apprendre à lire ou sur la meilleure manière de développer le goût de la lecture. Et pourtant, nous n’en sommes pas loin. À l’ère de la culture numérique, on ne peut plus faire l’économie d’un fabuleux champ de recherche : celui des neurosciences. Or, paradoxe étonnant, on aborde très peu ce sujet dans le monde de l’éducation, là où il s’avère pourtant fondamental.

   Que l’on fasse ou non le procès des avancées de la technologie ne nous aide en rien tant et aussi longtemps que l’on n’en saisit pas les impacts sur ceux qui les utilisent. Je vois de plus en plus de salles de classes équipées de tableaux interactifs, d’élèves équipés de tous les gadgets nécessaires afin que le milieu de l’éducation ne perde pas pied et ne soit pas totalement démuni face à l’univers et aux intérêts des jeunes. Le must en matière de rencontres d’auteur, c’est désormais celle qui se fait par écrans interposés. L’aspect humain de la rencontre en est donc, hélas, évacué.

    Les outils sont là certes, mais sommes-nous pour autant réellement conscients de ce qu’ils provoquent ? Dire que nous sommes ce que nous lisons et que ce que nous lisons nous façonne est tout à fait justifié. Mais une nouvelle perspective doit être envisagée désormais : quel impact ont sur notre cerveau ces technologies ? Comment façonnent-elles nos façons de lire ? Les réponses sont, peut-être, autant de raisons de repenser nos approches en matière d’apprentissage de la lecture, à tout le moins d’y réfléchir. C’est ce que souligne, à sa façon, Stanislas Dehaene, dans son livre Les neurones et la lecture[1] en faisant le constat que : « Notre système scolaire, trop longtemps soumis aux aléas de l’intuition de tel ou tel décideur, ne peut plus accepter de subir réforme après réforme sans que les connaissances de neurosciences cognitives ne soient prise en compte.»

   Il serait prétentieux de vouloir faire ici un résumé de cet ouvrage complexe mais passionnant qui fait le point sur les acquis de la recherche scientifique en matière de lecture. Comment l’homme a-t-il pu réussir à inventer la lecture et l’écriture qui ne sont en rien des fonctions naturelles ? Comment réagit le cerveau lors de l’apprentissage de la lecture et dans l’acte de lire lui-même ? Pourquoi certains enfants font-ils face à des difficultés, souvent insurmontables, dans l’acquisition de ces compétences ? L’un des points intéressant mis en valeur, c’est que le circuit de lecture n’est pas homogène. L’imagerie cérébrale a mis en lumière que les zones cérébrales activées dans un processus de lecture sont sensiblement différentes selon les formes d’écriture. Il y a donc plusieurs circuits de lecture dans le cerveau.  Chaque enfant qui apprend à lire développe ainsi son propre circuit de lecture. Tout cela a calmé certains de mes doutes et m’a renforcé dans cette conviction qu’il faut toujours veiller à améliorer son jardin, à essayer de nouvelles variétés, plutôt que de toujours se contenter du même décor immuable.

    Mais un  léger doute subsistait encore. Est-ce la même chose de lire de la bonne vieille façon traditionnelle et de le faire sur des supports numériques ? Cette fois, c’est encore un livre qui m’a aidé à calmer mes inquiétudes. Dommage que la traduction du titre ne soit absolument pas à la hauteur du contenu, loin s’en faut. Il me semble pourtant qu’on sait dans le monde de l’édition à quel point un titre c’est vendeur. Internet rend-il bête ?[2] pour traduire le titre original The Shallows , il me semble que ça manque de profondeur. L’ouvrage de Nicholas Carr, par contre, n’en manque vraiment pas. Tout aussi intéressant que le livre de Stanislas Dehaene et tout à fait dans sa continuité, mais beaucoup plus accessible, cet ouvrage pose une question fondamentale.  Notre esprit et notre comportement social sont-ils influencés par Internet ? C’est dans une étonnante perspective de l’histoire des façons dont l’homme a exprimé sa pensée à travers les âges, que cette question est abordée.

    Pendant longtemps, on a considéré le cerveau comme une sorte de matière vierge où venaient s’imprimer les données fournies par l’environnement social et culturel. On sait aujourd’hui que le cerveau est plastique, qu’il change sans arrêt ; que dans le cas de la lecture, par exemple, il se réorganise en fonction à la fois du type d’écriture et du médium utilisé. Chaque fois que nous apprenons un nouveau savoir-faire, notre cerveau se modifie de façon substantielle aux niveaux physique et fonctionnel. Nous acquérons de nouvelles compétences et nous en perdons d’anciennes. Cette lecture, désormais numérique, prend de plus en plus de place dans chacun de nos gestes quotidiens. On peut donc se demander, compte tenu de la plasticité de notre cerveau, quelles en sont les conséquences sur nos circuits de lecture ?

    Nicholas Carr constate que, de plus en plus, « Nous commençons à traiter l’information comme si nous étions des nœuds, tout est question de vitesse, de localisation et de lecture de données. Nous transférons notre intelligence dans la machine, et la machine transfert sa façon de penser en nous.» La lecture en ligne diffère grandement de la lecture profonde. Cette dernière demande de la lenteur et de la concentration. Avec le numérique, estime Maryanne Wolf, directrice du centre de recherche sur la lecture et le langage de l’université Tufts de Boston, l’attention et la concentration sont partielles et moins soutenues. C’est l’immédiateté qui en est la caractéristique première.

   Alors que la lecture profonde, celle en rapport avec le livre comme objet, requiert la concentration, la lecture numérique se fait dans une démarche de tâches multiples. Les liens sollicités en permanence nous font naviguer au gré des informations qui s’amoncellent les unes sur les autres. Certes il est possible d’apprendre tout en manifestant un certain niveau de distraction. Mais, ce que démontrent les recherches en neurosciences, c’est que ces nouvelles façons de faire ont une influence certaine sur le fonctionnement neuronal.

    Nous sommes probablement à un autre tournant majeur de notre histoire intellectuelle et culturelle. Le mode analogique cède la place au mode numérique. Il est évident qu’à plus ou moins long terme, le monde de l’éducation devra repenser ses façons d’approcher la lecture et l’écriture en fonction de tout ce qui vient d’être effleuré dans ce billet d’humeur.  Si tous ces changements ont une influence sur notre cerveau, il faudra bien qu’ils en aient une sur la pratique pédagogique en lecture. Finalement, je crois que le doute m’assaille encore un peu. Peut-être un effet de mon âge, moi qui suis d’une époque où l’on écrivait encore à l’encre et à la plume trempée dans l’encrier !




[1] Dehaene, Stanislas, Les neurones et la lecture, Éditions Odile Jacob, Paris, 2007

[2] Nicolas Carr, Internet rend-il bête ? Éd. Robert Laffont, Paris, 2011